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Tamar Roi et Reine de Marc Andronikof

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J'emporte avec moi pour toujours l'image de mon frère, debout sur la crête au-dessus de la mer. Sa haute silhouette se découpait nettement sur le ciel bleu. La veille, un orage terrible avait fait trembler les maisons et craquer les pins. Pendant deux jours nous avions observé les nuages s'agréger, noircir, tournoyer plus au nord, au-dessus de Constantinople sans doute, gronder, tonner, puis se rapprocher avec furie. La mer s'était soulevée, en quelques instants la nuit était tombée en plein jour, le vent avait emporté les toitures. Dans le port, les nefs s'étaient entrechoquées dans un fracas de bataille qui était monté jusqu'à nous. Les éclairs qui zébraient le ciel sans discontinuer laissaient voir les arbres tordus et ployés vers le sol.

Manuel était venu passer quelques jours avec nous, avec ses enfants et sa suite restreinte, dans son charmant petit palais surplombant le Bosphore sur sa rive asiatique. Manuel, le Sébastocrator, aimait, avait besoin même, de ces longs moments de calme loin de la Ville, loin des intrigues. Combien de fois déjà, des dignitaires de la Cour bien intentionnés ne lui avaient-ils pas suggéré de prendre la place du Basileus son père, mon père, l'empereur Andronic Comnène qui gouvernait l'empire de Byzance d'une main de fer? Manuel savait ce que cela impliquait: le régicide, le parricide, la révolution de palais, les règlements de comptes, la rupture de l'équilibre si difficilement retrouvé avec l'accession de notre père sur le trône.

Le Basileus était expéditif, mais il avait pris en main un empire en voie de décomposition et avait entrepris de cautériser les plaies dont il évacuait le pus. À cause de lui, j'étais déjà veuve. À seize ans, j'étais veuve de mon jeune mari à qui il avait fait crever les yeux, avant de le faire exécuter, parce qu'il était mêlé à un complot contre sa personne. Je l'avais supplié de l'épargner, de commuer sa peine en exil où je l'aurais suivi. Il était resté inflexible. Que me restait-il sinon la désolation, en ce mois de septembre 1185?

Je priais pour l'empereur, pour qu'il trouve la paix intérieure afin de gouverner avec justice, je priais pour mon père pour que lui soient remis ses péchés. Je priais pour le repos de l'âme de mon pauvre mari et cousin, écrasé tout jeune par les rouages de la Cour; pour celui de Théodora, ma mère, que mon père avait passionnément aimée, qu'elle avait suivi dans ses aventures de par le monde, et qui était décédée peu de temps après son accession au trône. Je priais pour moi, Irène Comnène, pour que Dieu me donne la force de ne pas désespérer, afin qu'il m'aide à trouver un sens à ma vie. Et je priais évidemment pour Manuel, pour qu'il continue d'être cette force apaisante auprès de son père et dans l'Empire, pour Alexis, mon frère plus jeune d'un an, pour qu'il soit protégé des influences néfastes, pour Jean, mon autre frère, actuellement en Thrace réorganisant son système défensif, pour qu'il trouve sa place sans jamais s'opposer à son frère aîné. Enfin, je priais pour les deux petits garçons de Manuel, Alexis et David, pour qu'ils grandissent dans la foi, et l'honneur, qu'ils fassent la joie de leur père et de notre famille. Je n'oubliais pas de prier pour le repos de l'âme de leur mère et enfin de prier pour toute la maisonnée ici présente, réunie sous l'orage. Ô comme je priais, pendant que le tonnerre nous assourdissait, que les portes du petit palais gémissaient, que ses murs sifflaient. Et puis, je m'endormis profondément.

Le lendemain, lorsque je me réveillai, une brise avait chassé les derniers nuages, les oiseaux gazouillaient à tuetête, la nature se détendait après la charge qu'elle avait subie. Nous étions reposés et souriants. Les femmes s'affairaient autour des petits Alexis et David, tout mignons, le premier dans sa petite tunique, l'autre encore emmailloté dans ses langes. David avalait goulûment le sein de sa nourrice pendant qu'Alexis lapait la bouillie qu'on lui donnait. Je sortis sur la terrasse, pavée d'une amusante mosaïque à l'ancienne, composée d'animaux marins fantasmagoriques. Debout sur les tesselles, je portais mon regard sur la mer qui se déployait en contrebas des collines couvertes de pins. Un escalier de marbre, pas très large, bordé de petites colonnes sur lesquelles on plaçait des lumignons la nuit, menait à la chapelle. Je commençais à descendre tranquillement vers celle-ci, lorsque j'en vis émerger Manuel, habillé de pied en cap dans sa chlamyde bleue retenue par sa plaque de Sébastocrator qui brillait au soleil. Vlachos, son plus proche serviteur, lui remit son glaive dont il se ceignit sans un mot.

- Que se passe-t-il, Manuel?

- Je ne sais pas, Irène. Je suis inquiet.

- C'est l'orage, tu as mal dormi.

- J'ai très bien dormi et je me suis réveillé inquiet.

- Pourquoi?

- Je ne sais pas. Dans la chapelle mes entrailles ont été saisies par la glace. Irène, s'il m'arrivait quelque chose, je te confie mes enfants. Prends mon anneau.

Il fit glisser lentement, avec difficulté, le long de son majeur, sa lourde bague qui s'agrippait et ne voulait céder. Je restai interdite, pétrifiée, comme clouée sur la marche sur laquelle je me tenais.

- Manuel, que fais-tu?

Il me tendit l'anneau. Le père Isidore commença à frapper la simandre pour appeler aux matines. Je pris le sceau impérial du Sébastocrator. La main large de Manuel se referma sur la mienne. Bien qu'il se tînt debout sur la marche inférieure, il me dépassait encore, pourtant ma taille était haute. Sa mère avait été bien plus petite que la mienne, mais toute la vigueur, la puissance, la force de croissance de notre père lui avaient été transmises. Sa mère lui avait donné ses beaux yeux allongés dont il me fixait maintenant. Je le regardais à travers mes larmes. Sa courte barbe noire s'approcha. Sans lâcher mon poing serré, il m'embrassa trois fois, comme à Pâques puis m'abandonna, montant d'un pas rapide, sans se retourner, les marches conduisant sur la crête. Ses deux serviteurs, Vlachos et Séverianos, le suivirent, me jetant au passage des regards interrogatifs où je pus lire la crainte.

Le rythme saccadé de la simandre qui tambourinait à mes oreilles cessa brusquement. Le père Isidore entra dans la chapelle. La maisonnée, inconsciente de ce qui se jouait, commençait à descendre les marches, sans remarquer le Sébastocrator qui montait au-delà de la terrasse et s'élevait rapidement vers le sommet de la colline. Oh, comme j'étais pressée que les matines se terminassent! Je ne pouvais fixer mon esprit sur rien, la psalmodie du père Isidore semblait ne jamais devoir finir. Enfin, je pus m'élancer dehors, laissant tous les autres se rassembler pour le déjeuner. Je courus de marche en marche, pour rejoindre Manuel. Mon poing était toujours serré sur le sceau qui me brûlait la paume.

Je découvris le Sébastocrator debout, immobile, seul, fixant le lointain de son regard perçant. La mer, tout en bas, avait le calme et le bleu des lendemains d'orage. Les feuillages et les épines des arbres et des taillis s'irisaient des dernières gouttes qui s'évaporaient. Manuel, les jambes écartées, avait les deux pieds plantés dans le sol. Je me plaçai sans un mot à son côté en reprenant mon souffle. Nous restâmes en silence l'un près de l'autre.Je voulais lui rendre son anneau, mais n'osais proférer une parole. Il finit par tendre le doigt vers la route qui serpentait entre les arbres de la colline en face.

- Irène, regarde !

- Tu sais bien que je vois indistinctement de loin. Qu'y a-t-il?

- Une troupe de plusieurs cavaliers galope dans notre direction. Ils portent l'étendard impérial, mais je ne reconnais aucun d'eux.

- Qu'est-ce que cela veut dire?

- Qu'il est arrivé malheur à l'empereur.

J'enserrai son bras. À travers les étoffes, je sentis ses muscles crispés.

- Où sont tes serviteurs?

- Vlachos prépare une nef, Séverianos rassemble tout le monde. Il nous reste peu de temps. Ici je ne peux rien faire.

Le Basileus mort, Manuel, son fils aîné, devenait empereur.

Mais l'empereur déposé ou assassiné, nous devenions les prochaines victimes. Manuel ne semblait avoir aucun doute sur l'alternative. Lorsque nous rejoignîmes la maison, l'agitation et la jactance cessèrent net. Les premiers chariots étaient déjà chargés. Tous les yeux se tournaient vers le Sébastocrator.

- Il faut partir sans tarder, ne prenez que l'indispensable. Je courus dans ma chambre. Qu'emporter? Et si Manuel se trompait? Et s'il s'inquiétait pour rien? Je saisis mon petit évangéliaire et mon psautier, mon icône émaillée de sainte Irène et un châle. De là, je passai dans la chambre des deux enfants, les servantes n'auraient-elles rien oublié de fondamental? Les derniers bruits de la maisonnée agitée retombaient. J'étais la dernière à sortir. Manuel m'attendait à cheval, une lourde lance de chasse à la main. Séverianos m'aida à grimper en selle.

La petite troupe nous précédait sur la piste tortueuse qui descendait de la colline. Nous les rejoignîmes rapidement. Au fur et à mesure que le chemin devenait moins escarpé, nous poussions les chevaux. Manuel, qui fermait la marche, se rapprocha de moi.

- Essaie de faire prévenir notre frère Jean dès que tu le pourras. Tu sais qu'il est en Thrace. Qu'il vous rejoigne avant que les émissaires impériaux ne le saisissent.

Les tournants et les pins cachaient désormais complètement les dernières dépendances du petit palais que nous quittions.

...

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